El 3 de noviembre de 2016 publiqué en este blog el anuncio de la conferencia que impartí por video (30/7/2016) en respuesta a la invitación de los APW (Affiliated Psychoanalytic Workgroups) en la ciudad de Vancouver (Canada), invitación que debo a Hilda Fernández, psicoanalista en esa ciudad y promotora de LacanSalon. El video de 25’08» puede ser visto en You Tube e incluye la discusión de mi trabajo con la deplorada y excepcional colega que fue Anne DUFOURMENTELLE y asistentes a la reunión. Anunciaba También que la traducción al francés aparecería en la renombrada revista Savoirs et Clinique [nº 22, del mes de marzo de 2017, pp. 25-33 ISSN 1286-1405- Éditions Érès) . Fue efectivamente publicada y me complazco en publicar aquí ese texto
LE TRAVAIL DE L’AMOUR À L’ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ TECHNIQUE[1]
Néstor A. Braunstein, Psychanalyste, professeur aux universités de Cordoba (Argentine), du Mexique et de l’Espagne
Comme, selon Shakespeare, «Love’s no Time’s fool» (L’amour n’est pas le jouet du Temps) (Sonnet 116), je commencerai par développer le titre que je propose et qui peut sembler étrange.
On peut y reconnaître une paraphrase du titre qu’a donné Walter Benjamin à son célèbre essai. Cette transposition suppose quelques présuppositions. En premier lieu, qu’il puisse être établi qu’existe une équivalence entre le travail de l’art et le travail de l’amour. En second lieu, cette idée que l’amour puisse être assimilé à un travail, au sens qu’a ce mot en allemand dans des syntagmes comme Kunstwerk, ou Traumwerk ou Treuerwerk, trois mots choquants forgés par Freud, qui seraient des néologismes dans toute autre langue, mais qui, dans celle-là, ne sonnent pourtant pas comme des inventions linguistiques.
Troisièmement, un présupposé qui sera considéré comme le plus contestable de tous du point de vue psychanalytique, à savoir que l’amour change à travers les époques (Zeitalter), ou qu’il puisse y avoir une historicité de l’amour, une hypothèse comportant la menace de nous mener vers une lecture sociologique ou culturaliste qui nous ferait perdre la spécificité de notre propre discours. A vrai dire, ce ne serait pas si aberrant que cela, dans la mesure où « L’amour est un fait culturel … il ne serait pas question d’amour s’il n’y avait pas la culture[2] »
Mais, quel est le vrai sujet de l’amour et qui est spécifique à la psychanalyse? Le sujet lui-même, him/herself, lui et elle : le sujet, en tant que sexué. Or, est-ce que le sujet est une catégorie historique? Non ! Assurément pas, en tout cas, dans une approche psychanalytique structurelle comme celle de Lacan. Est-ce que le sujet parlant (le parlêtre) reste le même à travers les âges? Oui et non. Le sujet est un organisme et a un corps. Le corps parle et de ce fait même, il se sert d’un appareil du langage, qui le branche aux autres qui sont, eux aussi, à considérer comme d’autres sujets, branchés eux-mêmes sur l’Autre de la langue. Pour l’humanité le langage est un organe, une composante incontournable du corps, l’organe (supporté par la structure du système nerveux) qui permet et oblige le recours à la parole et, ce faisant, humanise le reste des organes anatomiques et des autres appareils (le sensori-moteur, le digestif, etc.), pour intégrer à la parole l’ensemble complet du corps comme organisme.
Est-ce le corps de la leçon d’anatomie de Rembrandt? Non ! Le cadavre nu sur le lit chirurgical n’est pas le sujet. Le sujet parle, il est l’agent et le récepteur d’un discours qui est attaché à une énorme quantité d’extensions de son corps : toutes sortes de prothèses, des vêtements, des meubles, des écrits qui peuvent être lus, des maisons, des animaux domestiques, des aliments, même des morceaux symboliques de son être : les lois, les croyances, les connaissances, les règles insues (unbewusst) de la parenté et, avec elles, des règles d’échange de biens, sans parler des dispositifs techniques et technologiques, des médicaments et de tout ce qui devient le monde des marchandises.
Or ces extensions (des dispositfs pour Agamben, des agencements pour Deleuze et Guattari, des Organes pour Stiegler[3] – que nous choisissons de suivre aussi, dans la mesure où sa théorie donne lieu à une conception organologique du sujet) ne sont pas à considérer comme des choses « externes », collées au corps. Ils constituent le corps lui-même (réel, symbolique et imaginaire), un corps qui ne peut être conçu à partir d’un point de vue biologique réduisant le corps à l’organisme vivant.
Le sujet est le corps avec ses extensions, et ne se déplaçant pas sans elles. Un parlêtre relié à l’autre : l’autre du lien social qui est la définition même du discours. Tel est le sujet de la demande, du désir, de l’œuvre d’art et de l’oeuvre d’amour, « un fait culturel ». Le sujet de l’inconscient, donc, doit pouvoir être pensé comme ayant des organes, des outils, des mots. Le sujet pourvu de ces extensions linguistiques et pragmatiques de ses organes corporels dans une théorie Lack-anian du lien social.[4]
Le sujet (parlêtre) est une catégorie éternelle qui doit être mise en rapport avec les addenda techniques contingents et transitoires qui informent son corps, les hipomnemata et pharmaka que Derrida a mis en évidence dans sa lecture de Platon qui fait la matière de plusieurs de ses écrits. Mais permettons-nous ici de revenir au titre de Benjamin et de réfléchir sur ses conclusions : il signifie que l’oeuvre d’art se trouverait modifiée en sa nature intrinsèque, en raison de la possibilité de sa reproductibilité (Reproduzierbarkeit) mécanique ou technique, et ce changement impliquerait un clivage entre l’original, avec son aura, et les reproductions qui auront perdu cette aura, et qui, dès lors, feront étalage d’un manque par rapport à l’original. C’est ce qu’écrit Benjamin dans son texte :
On pourrait réunir tous ces indices dans la notion d’aura et dire : ce qui, dans l’oeuvre d’art, à l’époque de la reproduction mécanisée, dépérit, c’est son aura. Processus symptomatique dont la signification dépasse de beaucoup le domaine de l’art. Telle pourrait être la formule générale – détacher la chose reproduite du domaine de la tradition. En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s’offrir en n’importe quelle situation au spectateur ou à l’auditeur, elle actualise la chose reproduite. Ces deux procès mènent à un puissant bouleversement de la chose transmise, bouleversement de la tradition qui n’est que le revers de la crise et du renouvellement actuel de l’humanité. Ces deux procès sont en étroit rapport avec les mouvements de masse contemporains.[5]
Y a-t’il dans l’amour un équivalent de cette « aura » qui pourrait être perdue par la possibilité de sa reproductibilité, voire même de sa clonation? Y a-t-il un « original » et des « reproductions » de celui-ci? Est-ce que l’« original », dans le sujet qui nous occupe, est l’amour de la mère (aux deux sens du génitif : subjectif et objectif)? Ou une forme idéale de l’amour? (Courtois? Romantique? Passionnel? Sexuel?) qui serait perdue lors de sa répétition ou perdue dans la traduction (lost in translation) que suppose cette reproduction? L’œuvre d’art … l’oeuvre de l’amour … Il se peut que, partant de l’expression d’une simple analogie, je force et distorsionne les choses. À moins que l’amour ne soit lui-même pris comme modèle ou paradigme de tout art? … Ou vice-versa?
Pour en revenir à l’historicité de l’amour qui se déploierait en « âges » ou « époques », comme c’est le cas pour l’âge de l’objet handmade, fait à la main, pour la satisfaction des besoins (c’est l’époque du livre manuscrit), l’âge de la marchandise industrielle (l’époque du livre imprimé), l’âge du produit informatique qui peut abolir les restrictions de temps et de l’espace (époque de l’e-book).
Mais l’on peut aussi distinguer d’autres « Âges », qui seraient tout aussi pertinents pour notre thème, par exemple ceux de l’organisation socio-politique. Il y a eu celui de la Souveraineté des sociétés hiérarchiques (Legendre) où le pouvoir venait de Dieu et de ses représentants ; il y aeu ensuite les sociétés disciplinaires (Foucault), qui suivent le modèle de l’appropriation capitaliste de la plus-value ; et nous entrons actuellement dans ces sociétés de contrôle (Deleuze) où le pouvoir est corporisé au travers de “corporations” anonymes et ubiquitaires gouvernant (cyber) un monde unifié par les inventions scientifiques, lesquelles prennent le contrôle du sujet depuis l’ extérieur de la planète et font de tous les êtres humains (wo)men des terminaux (termites) de leur omnipotente présence englobant tout ce qui est et même ce qui pourrait être ou devenir.[6]
Nous pouvons d’ailleurs formuler ici l’hypothèse selon laquelle il y aurait à relier entre elles les trois formes de production technologique des produits (manuels, industriels et informatiques), avec les trois formes d’organisation politique des sociétés (hiérarchiques, disciplinaires et de contrôle).
Dans les « trois âges », le sujet est divisé (le sujet barré : $) entre son savoir et son inconscient. Ce sujet transfère le savoir qui lui manque à un sujet transcendantal, le sujet supposé savoir, censé connaître la vérité sur lui-même. Le sujet supposé savoir (le psychanalyste, dans certains cas) devient un objet pour l’amour du sujet. Ainsi, l’amour se caractérise par l’investissement de quelqu’un (ou de certains traits du quelqu’un en question) pour remplacer l’objet perdu et manquant, l’objet @ (suivant l’écriture que je propose de l’invention de Lacan) [7]. Le mirage de l’amour permet au sujet d’entraver le développement de son anxiété. L’amour ou l’anxiété, ce sont les deux façons de combler le fossé entre le désir et la jouissance. L’objet de l’amour, de la Verliebtheit (du « tomber amoureux ») deviendrait ainsi l’incarnation du sujet supposé savoir, son apparence (semblant de @). « Celui à qui je suppose le savoir, je l’aime [8]».
La question devient maintenant celle de savoir si le nouvel âge cybernétique ou informatique modifie la structure du sujet. Poser cette question, c’est prendre le risque de céder à l’appel des nouveautés et de leur donner une importance prédominante quand elles ne font que chatouiller nos consciences à partir de données éphémères. Nous devons rejeter la masse des données empiriques phénoménologiques qui constituent les balivernes habituelles et les anecdotes diffusées par les médias et aussi oublier les prêches avant-coureurs de l’apocalypse ou l’annonce des ravages causés par la technique, par ces « avances » dues à la cyberscience et aux nanotechnologies. En bref, il ne faut pas prendre en compte les statistiques ou les essais présomptifs et présomptueux préconisant une « nouvelle économie psychique » ou la découverte de nouvelles « maladies mentales » ou des étiquettes de diagnostic qui remplissent de grandes étagères dans les bibliothèques et s’entassent dans nos ordinateurs. Au lieu de cela, je propose de concentrer notre attention sur, précisément, l’économie politique de l’attention et ses effets sur l’économie libidinale des nouvelles générations. Bien sûr, nous sommes prêts à admettre dans ce cas que les règles, de nos jours (comme cela a toujours été le cas), ne connaissent que des exceptions, puisque toute règle, en fin de compte, est en domaine décretée par la convention, ce qui est assurément encore davantage le cas pour l’amour (qui – soi-disant ! – n’a jamais connu de loi) et le désir.
Puisque notre vie se trouve constamment divisée par ces termes du : en ligne / hors ligne, on pourrait dire qu’il y a aujourd’hui deux formes de l’expérience humaine. Or à partir du moment où est ouverte pour le sujet la possibilité d’être branché ou connecté 24/7[9], n’y a-t-il pas là quelque chose qui fausse la perception subjective du soi-même ? Ne sommes-nous pas de la sorte introduits à une nouvelle configuration de la vie humaine éliminant le temps et l’espace qui caractérisaient le sujet, occupant la place de la rêverie, de la Schwärmerei, du fantasme, de la fonction alpha de Bion, de l’attention prêtée ou non à nos voisins, aux gens qui nous entourent, aux petits changements dans la nature, voire même à l’Organlust et aux pulsions sexuelles, qui se trouvent ainsi remplacées par les fonctions organiques du corps, avec le risque de voir métamorphosés en cyborgs ce qu’étaient les hommes et les femmes d’autre temps?
Assistons-nous en témoins à la naissance d’un nouveau genre de sujet, enfermé dans une chambre temporo-spatiale ou isolée dans une capsule (comme celle décrite avec précision dans l’étonnante prophétie de E. M. Forster en 1909)[10], et qui n’aurait plus d’autres relations avec ses semblables que celles qui s’entretiennent au travers des contacts que permettent les « réseaux sociaux », avec une perte presque absolue de tout engagement envers l’autre, lorsque les performatifs deviennent inefficaces ou futiles et que le sujet reste non-engagé par la parole qu’il adresse à son socius, avec en plus un espace d’attention réduit à presque zéro par les jeux vidéo, lesquels exigent des réponses immédiates, automatiques et très certainement peu réfléchies, le tout accentué par l’usage et l’abus de substances neurotoxiques conduisant à une croissante ataraxie induite ? Que pourrait impliquer la somme de ces nouveautés pour ce qu’il en est de l’expérience de l’amour ?
Pour continuer la série de ces questions désabusées et pas seulement rhétoriques : est-ce que la transformation accélérée en cyborgs n’est pas l’une des nombreuses raisons de la réduction de la demande psychanalytique ? Qu’est-ce qui pourrait inciter l’un de ces sujets à s’adapter aux exigences d’une cure psychanalytique où l’amour est, comme nous le savons, le levier essentiel ? Bien sûr, la réponse réside dans le symptôme, la souffrance, qui ne peut être réduite avec les substances neuro-pharmacologiques habituelles, prescrites par les grandes sociétés pharmaceutiques aux médecins et par les médecins à leurs « patients ». L’examen continu du sujet par lui-même ou par un autre, l’analyste, est de plus en plus difficile à atteindre dans notre âge de stimulation technologique persistante. La continuité du temps de l’attention est brisée et nous devenons habitués à de nouveaux mots décrivant cette condition: scatterbrain, scatterlife, le cerveau éclaté, la vie éclatée, des syntagmes récurrents chez les romanciers de notre époque.
Le temps est venu de circonscrire notre problème en termes psychanalytiques : dans ce Brave new World, je dirai, pour aller vite, que tout le second étage du graphe lacanien du désir est coupé du premier étage. Le passage par le raccourci qui va de $ à I (A) au premier étage, permet que le désir s’évade, le sujet n’ayant plus à se considérer comme pris dans le fantasme ou comme s’évanouissant dans les pulsions, la question du désir de l’Autre (che vuoi?) étant laissée de côté, avec celle du manque d’un signifiant dans l’Autre (S de A barré), et l’absence de la ligne horizontale supérieure qui mène de la jouissance à la castration permettant aussi bien de forclore celle-ci. Au lieu de cela, nous trouvons un court-circuit à travers le miroir, l’imaginaire figuré par le vecteur i (a) à moi-ego
et à travers la symbolique A à s (A), tous les deux réduits au niveau de la demande et de la satisfaction des demandes[12]. La voie est ouverte à la suggestion et à l’allègement des symptômes, uniquement obtenu par les médicaments qui évitent d’avoir à se poser la question du vrai savoir. En raison de ce court-circuit, le sujet n’est déjà plus le sujet du désir inconscient, il se dégrade à la condition d’un simple consommateur de produits, de ces goodies qui le font dériver d’un objet à l’autre, sans se soucier de ce qu’il utilise ou de ce qu’il détruit. Le champ du choix de l’objet de l’amour est si vaste qu’il apparaît comme illimité : si tout le monde ou si tout peut être un objet de remplissage du manque narcissique dans le sujet, qui peut encore se soucier d’un autre, toujours et infiniment remplaçable, cet autre qui devait être l’objet du Choix amoureux?
Qu’est-ce qui vient à la place de la Ichspaltung freudienne ou du sujet lacanien (lack-anien) écrit comme sujet barré, $? En d’autres termes, est-il encore le $ barré de la psychanalyse classique ? C’est-à-dire ce $ encore apte à un traitement le concernant à propos de la Spaltung entre préconscient et inconscient et visant la levée des refoulements névrotiques (œdipiens)?
Je pense que nous pouvons risquer deux réponses alternatives à la question qui se trouve posée, si le sujet est prétendument transformé dans sa structure même par ces technologies de pointe.
À qui aurons-nous donc affaire ? Soit à : a) ce sujet éclaté, dispersé, machinal, méritant une sorte de schizoanalyse, quelque chose qui peut être écrit non pas avec une seule barre, mais avec une double traversée en diagonale de la lettre S qui figure le sujet, soit à : b) un sujet de la jouissance (noté seulement comme S, sans barre sur la lettre S), faisant appel à un syntagme rarement utilisé par Lacan dans son séminaire, un signe qui a été contredit par Lacan lui-même. Il a dit que ce « sujet de la jouissance » ne doit être conçu que comme mythique, car « Ce sujet (…) c’est le sujet de la jouissance, pour autant que ce terme ait un sens, mais justement, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons, on ne peut d’aucune façon l’isoler comme sujet, sinon mythiquement.[13]» Par conséquent, nous pourrions nous référer à ce “sujet de la jouissance” comme le produit final de la supression du sujet, induite par la dépersonnalisation «scientifique» qui suit l’utilisation des technologies personnelles, des appareils intelligents, des réseaux sociaux, etc. La commande que reçoit ce sujet est de se plier aux instructions données par l’ « intelligence artificielle ». En somme, l’ordre est : « Jouis! ». Tout se passant comme s’il y avait une incompatibilité entre la jouissance et une subjectivité désirante.
Est-ce vraiment le cas ? Non; reste alors une possibilité : Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir[14]. L’alternative ainsi trouvée, comme nous l’avons déjà remarqué, devenant celle de l’anxiété.
Maintenant seulement nous pouvons revenir à notre titre pour formuler à son propos une nouvelle question : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, ce titre de Benjamin nous amène à nous demander : qu’est-ce que l’amour signifierait entre cyborgs constitués de pièces remplaçables ou autorisés à éprouver la jouissance sans restriction et pouvant par conséquent facilement dépasser l’impossibilité structurelle de l’accomplissement du désir? Si l’amour est le résultat de la rencontre de deux manques interactifs dans le couple érastes / érômenon, comment l’amour peut-il survenir entre les corps des deux parties du corps du mythique androgyne d’Aristophane, nés après la chirurgie divine qui les a divisés en deux ? Quel genre de travail (work – oeuvre) serait nécessaire, lorsque la question essentielle est celle de Turing : êtes–vous un être humain intelligent ou êtes–vous un dispositif, muni de parole et d’intelligence? Si vous ne pouvez pas faire la différence, la catégorie même de l’« humain » aura abouti à son final robotique.
Et nous sommes tous en train de devenir des cyborgs avec des organes corporels modifiés et des organes artificiels intelligents ayant cependant encore à répondre à la commande du sujet de l’inconscient et à régler son couplage avec un autre être sexué. Tel est ce que nous avons appris à appeler l’amour (et aussi la haine !), et nous permet maintenant de nous relier à l’autre par l’intermédiaire d’une nouvelle forme du sujet supposé savoir, celui qui sait tout sur chacun de nous et se matérialise dans le web, réseau de parlêtres reliés à un savoir universel prétendant avoir toutes les réponses et passant par-dessus l’inconscient avec ses rêves et ses fantasmes.
Dans un film remarquable (Ex machina, Alex Garland, 2015), l’inventeur de la machine de Turing crée un modèle soi-disant capable d’effacer la différence entre l’homme et l’intelligence artificielle. Il accorde son robot à une forme humaine et progresse d’une version à l’autre, soi-disant meilleure : 7.4 à 7.5 à 8.0. Il utilise certains des composants de la version inférieure, en remplaçant les moins efficaces par les nouveaux, jusqu’à ce qu’il obtienne une machine de Turing parfaite, construite avec des matériaux plastiques qui parviennent à avoir l’apparence d’une belle poupée vivante qui ressemble au merveilleux organisme humain. Est-ce un être humain avec des sentiments et des émotions classiques ou est-ce un composé informatique ? Les travaux en cours de l’inventeur évoquent fortement notre propre processus de constant remplacement des organes et des parties de notre corps par des prothèses mécaniques, des dispositifs intelligents ou des substances chimiques qui améliorent notre performance corporelle. Le composant cyb se met en position d’être dominant par rapport au composant org du cyborg.
C’est bien dans ce sens que le travail de l’amour devient comparable à une œuvre d’art relevant, elle aussi, de la Tekhné. Et l’amour devient ainsi la rencontre entre deux œuvres d’art qui ont le don de la parole (de malins engins devenus d’astucieux génies), qui sont créées à l’effigie de ces simulacres de l’humanité, de ces marionnettes, de ces statues engendrées par le moderne Pygmalion ou de créatures comparables à celle créées par le Dr. Frankenstein.
Dans un couple d’amoureux à l’âge de la reproductibilité mécanique la seule question à poser à l’autre serait : Dans quel pourcentage votre être est-il une machine de Turing? À quel point d’avancement est arrivée votre version de l’androïde? La réponse pourrait être : « Peut-être préférez-vous le meilleur, peut-être aimez-vous le pire de mes composants (de mes organes) ; mais comment le savoir ? C’est à vous de décider ce que vous voulez que je sois. Je suis ductile, prêt à m’adapter à vos besoins et fantasmes et d’intégrer ou de modifier les nouveaux organes dont vous pourriez avoir besoin. Si vous constatez qu’il y a quelque chose qui me manque … peut-être puis-je l’obtenir dans Amazon.com ».
Une fois que l’étage supérieur du graphe du désir a été coupé de l’étage inférieur, le sujet n’est réglementé que par le marché, le vrai rival du travail de la psychanalyse. La satisfaction des demandes remplace la recherche incessante de l’objet du désir et de sa rencontre pour fuir devant l’obligation de faire encore exister du love. C’est pourquoi la psychanalyse elle-même, le travail de la psychanalyse, se voit également placé dans cette conjonction à trouver – ou à fomenter -, entre les œuvres d’amour et celles de l’art.
Dans ce sens, nous pouvons garder notre espoir et nos attentes : car s’il y a quelque chose qui ne manque jamais, c’est le manque. Ainsi, il se pourrait bien que le sujet survive encore à la poursuite incessante du travail visant à son anéantissement par la technologie.
Eléments de bibliographie
Pour cerner plus précisément notre sujet, je n’ai pu trouver qu’un article de Pascal Herlem[15] : « L’amour à l’époque postindustrielle ».
Mais on peut lire deux essais extraordinaires où les idées sont examinées en détail : a) de Jean Allouch : L’amour Lacan (2009)[16] et, dans un exposé plus concis, b) l’article«Amour», de Mayette Viltard, dans le Dictionnaire de la Psychanalyse d’Albin Michel (1997)[17]. Ces auteurs exposent ce que nous pouvons appeler des idées psychanalytiques «classiques» à propos de ce sujet si difficile à endiguer, sur lequel tout semble avoir été déjà dit (tout et son contraire).
Et trouver d’autres pistes chez Pascal Bruckner, Le paradoxe amoureux, Paris, Grasset et Fasquelle, 2009 ; chez Ruth Golan, Loving Psychoanalysis, Londres, Karnac, 2006, pp. 21-34 ; ou encore chez Anne Dufourmentelle, Blind Date. Sexe et Philosophie. Paris, Calmann Lévy, 2001 ; En Cas d’amour. Psychopathologie de la vie amoureuse. Paris, Payot, 2009 ; Anne Dufourmentelle et Laure Leter, Se trouver. Dialogue sur les nouvelles souffrances contemporaines, Paris, JC Lattès, 2014.
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[1] Conférence donnée à Vancouver, BC, le 30 Juillet 2016. Je voudrais remercier particulièrement Daniel Koren, Tamara Francés, Jacques Nassif et Hilda Fernández pour leur relecture et les corrections du texte anglais et pour leurs pertinentes remarques à propos du contenu.
[2] J. Lacan, Le Séminaire. Livre X, L’angoisse. Paris, Seuil, 2004, p. 210.
[3] B. Stiegler, La Technique et le Temps, 1. La faute d’Epiméthée, Paris, Galilée, 1994.
[4] N. du T.: Dans la langue anglaise lack est le mot qui désigne en français (?) le manque. Lack-anian devient ainsi un calembour indiquant la place proéminente du manque, source du désir, chez Freud et Lacan. Entre lack-anian et lacanien il y a un phonème différentiel qui introduit dans la prononciation la diphtongue du français; écrit en phonétique anglaise, cela donnerait: lack-anian / lackaïnien (avec ajout et diérèse sur le i).
[5] W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dernière version 1939, in « Œuvres III », Paris, Gallimard, 2000.
[6] N. A. Braunstein, Malaise dans la culture technologique. L’inconscient, la technique et le discours capitaliste. Paris, Le Bord de l’Eau, 2014. Trad. de A. C. Delgado.
[7] N. A. Braunstein, op. cit., p. 140, n 1.
[8] J. Lacan, Le Séminaire. Livre XX. Encore. Paris, Seuil, 1975, p. 67.
[9] J. Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil. Paris, Zones, 2014.
[10] E. M. Forster, La machine s’arrête. Paris, Éditions Le Pas de Côté, 2014, trad. L. Duhamel.
[11] J. Lacan, Le Séminaire, Je parle aux murs, (Le savoir du psychanalyste). Paris, Seuil, 6 janvier 1972, p. 96.
[12] Je renvoie au graphe lacanien et ses deux étages: $ —> i(a) —> A —> s (A) —> m —> I (A), celui de la demande, de sa satisfaction et de la suggestion (graphe 2, Écrits, p. 808), et au graphe complet, avec le second étage, celui du désir (d->), du fantasme ($<>@), de la pulsion ($<> D), de S (A barré), avec le vecteur jouissance->castration qui est constituant du champ proprement psychanalytique (Écrits, p. 817).
[13] J. Lacan, Le Séminaire. Livre X. L’angoisse. Paris, Seuil, 2004, p. 203
[14] J. Lacan, op. cit., p. 210.
[15] P. Herlem, “L’amour dans l’époque postindustrielle’ dans Topique, (50), 2005, pp. 127/136.
[16] J. Allouch, L’amour Lacan, Paris, EPEL, 2009.
[17] M. Viltard, “Perversions”, dans Dictionnaire de la Psychanalyse, Paris, Albin Michel, 1997, pp. 585-590.