MALAISE DANS LA CULTURE TECHNOLOGIQUE – Compte rendu de lecture – Vincent LE CORRE

Dans SAVOIRS ET CLINIQUE – Revue de Psychanalyse, nº 24, octobre 2018, pp.202-204, apparaît un compte rendu de la lecture de MALAISE DANS LA CULTURE TECHNOLOGIQUE . L’INCONSCIENT, LA TECHNIQUE ET LE DISCOURS CAPITALISTE (Néstor A. Braunstein, (Lermont, Le bord de l’eau, 2014) signé par Vincent LE CORRE. J’invite les lecteurs de ce site qui pourraient en être intéressés à le lire.

Compte rendu de lecture

 

Vincent Le Corre

Malaise dans la culture technologique. L’inconscient, la technique et le discours capitaliste, Néstor A. Braunstein, Le bord de l’eau, 2014

 

Comme son titre l’indique, le livre de Néstor A. Braunstein s’inscrit dans la lignée freudienne des travaux socio-anthropologiques. Il s’agit pour l’auteur de caractériser et d’interpréter ce qu’il y aurait de nouveau dans les changements technologiques contemporains liés à ce que l’on appelle « la révolution numérique ». Pour ce faire, Braunstein prend appui sur un certain nombre de concepts psychanalytiques et philosophiques, parmi lesquels principalement la notion de « servomécanisme » et le concept de « dispositif », mais aussi, comme le suggère le sous-titre, les mathèmes des discours de Lacan. Le livre est composé de deux parties : la première est consacrée à relire certains intellectuels ayant défriché l’histoire de la pensée de la technique ainsi que des philosophes tels Heidegger, Foucault et Deleuze ; la seconde est consacrée aux discours de Lacan et à leurs possibles effets d’intelligibilité sur l’époque.

Dans la première partie de l’essai, Braunstein reprend ainsi un terme ancien, le servomécanisme, pour désigner certains objets techniques, prothétiques, « qui prolongent l’action du corps et de l’intelligence [1]», mais qui mettent aussi en place une relation de servitude avec leur usager, « dans la mesure où nous obéissons à leur programmation (pro-gramme : ce qui est écrit à l’avance). [2]» C’est cette seconde dimension qui permet à l’auteur de faire le lien entre les servomécanismes, ces instruments techniques contribuant à contrôler les corps et les consciences, et la question du pouvoir, à travers le concept de dispositif. Même si Foucault et Deleuze[3] n’en donneront jamais de définition arrêtée, leur objectif était de dégager ce concept d’un sens purement technique afin de l’articuler au pouvoir, à la fonction des institutions et de la subjectivation. Les dispositifs deviennent ainsi le second niveau d’analyse idéologique de l’organisation politique et sociale, administrant la jouissance des corps et produisant des subjectivités. Enfin, Braunstein propose de comprendre ces dispositifs comme « la matérialisation des (quatre) discours de Lacan. [4] ».

Dans la seconde partie, Braunstein examine tout d’abord la possibilité d’un cinquième discours, le discours du capitaliste, formulé par Lacan « malgré son insistance à n’en admettre que quatre. [5]» Ce discours capitaliste (produit de la transformation du discours du maitre classique lorsque ce dernier s’est allié avec la science) est finalement assimilé au discours de l’universitaire, et laisse la place à un possible sixième, nommé par l’auteur « discours des marchés ». Ce dernier correspondrait également à un changement de maître. Après la figure du capitaliste, un dernier avatar du maître prendrait le relais : le servomécanisme.

Braunstein propose une triple articulation entre discours, techniques d’écriture et séquences historiques. Trois temps dans une histoire de l’écriture centrée sur le livre, trois maîtres différents, trois modalités d’organisation sociale : 1/ l’écriture artisanale de la parole est « le patrimoine et le fondement […] du discours du maître esclavagiste féodal [6] »; 2/ l’émergence du mode de production capitaliste est un effet de l’invention de l’impression du livre et de la parole imprimée « […] la base et le fondement du discours du capitaliste […] [7]» ; 3/ l’essor de l’écriture numérique est associé à une dernière étape et à une nouvelle figure de maître. « Cette nouvelle vicissitude de la parole écrite renforce la thèse d’un nouveau mode de production et de circulation des marchandises, d’un nouveau discours, différent de celui du capitaliste.[8] » À cette étape de la démonstration, l’auteur nous ménage la surprise de constater que finalement ce discours des marchés s’écrit de la même manière que le discours de l’analyste ! La fin de cette partie sera alors consacrée à montrer les similitudes et les différences entre ces deux discours, malgré l’analogie structurale de leur écriture.

Issue de recherches et de séminaires que Néstor Braunstein a menés à l’Université nationale autonome du Mexique où il enseigne depuis 1975, la première partie semble garder la trace d’un style oral et parfois associatif. La seconde partie est plus démonstrativ Malgré l’érudition certaine de cet essai et les multiples hypothèses stimulantes, on peut regretter que le niveau d’analyse reste général. Un travail plus précis de la notion de servomécanisme permettrait par exemple de mieux distinguer ce qui entre ou non dans le champ de ces instruments techniques. En quoi par exemple le livre ne serait-il pas également un servomécanisme, à l’instar du cinéma ou des jeux vidéo ? Tous trois pouvant être considérés comme des technologies culturelles ou des expériences instrumentées[9].  Contraindre les hypothèses théoriques par la clinique ou par l’analyse d’objets aurait peut-être permis de lever certaines ambiguïtés ou d’affiner les propositions.

Au-delà de ces remarques, je retiendrai trois questions survenues à la lecture de l’ouvrage.

La première touche au rapport entre technique et castration. Braunstein inscrit son essai dans la critique de la technique comme déni de la castration : la technique pervertirait la logique du désir[10] ; les ordinateurs, les médicaments, les sex-toys court-circuiteraient le désir. Il serait intéressant de préciser cette critique en s’aidant des registres du réel, de l’imaginaire et du symbolique. Si on considère que la technique est constitutive de l’homme afin de faire face à l’impuissance, comme l’écrit Braunstein[11], de quel ordre serait cette impuissance : réelle, imaginaire ou symbolique ? Quelle est la nature du manque où s’éprouve cette impuissance ? Est-elle de l’ordre de l’Hilflosigkeit comme le suggère le mot d’impuissance, ce qui évoquerait alors plutôt un manque d’ordre réel ? Mais parler de la technique comme déni fétichiste de la castration renvoie plutôt au manque symbolique d’un objet imaginaire. Enfin, les développements sur la technique comme fétiche ne sont peut-être pas non plus sans un risque de condamnation morale où la technique devrait être prise dans un juste milieu, un bon dosage entre la survie de l’espèce et l’horizon maintenu du désir.

Bien que l’on puisse être sensible à la thèse principale de Braunstein (« L’inconscient serait […] le fondement d’un autre dispositif, le dispositif analytique, qui est l’alternative à l’emprise du savoir informatique, un espace où un autre savoir se construit.[12] ») et bien que l’on puisse trouver l’opposition « discours des marchés » / « discours du psychanalyste » séduisante, cette substitution du maître capitaliste par les servomécanismes interroge. Elle paraît solidaire d’un certain déterminisme technique qui pose problème. Les changements de mode de production seraient liés aux changements de mode d’écriture (parole écrite, impression, numérisation). Ainsi du capitalisme comme effet de l’impression. Ou encore dans le fait que le langage binaire des machines serait « la raison d’être de tous les langages précédents. » Au moment où des entreprises peuvent imposer des capteurs cérébraux pour surveiller les émotions de leurs salariés[13], une pensée contemporaine de la technique qui lui confère une telle surdétermination historique ne court-elle pas le risque d’une dépolitisation de son propos ?

Enfin une troisième question se pose quant au parti-pris épistémologique général. L’assimilation, que l’on semble entendre tout au long du livre, entre la technique et le langage semble réduire la part d’extériorisation que comporte tout geste technique. Par exemple, pourquoi le triomphe de la prise de possession du feu serait-il inimaginable sans le langage[14] ? Car cette part d’extériorisation, qui va se lier à la créativité d’un sujet, ne comporte-t-elle pas un point important : la possibilité du détournement des servomécanismes, c’est-à-dire le fait qu’un sujet pourrait ne pas se plier au programme de ces derniers ? Pensons par exemple à la créativité que pointe Winnicott dans les usages des enfants[15]. Braunstein lui-même ouvre la voie à cette dialectisation du rapport à la technique en citant Hölderlin via Heidegger : « mais là où il y a danger, là aussi croît ce qui sauve. »

 

 

[1] Néstor A. Braunstein, Malaise dans la culture technologique. L’inconscient, la technique et le discours capitaliste, Le bord de l’eau, 2014, p.27.

[2] Ibid., p.24.

[3] Althusser est aussi convoqué pour ses appareils idéologiques d’État. Agamben également, mais ce sera principalement pour critiquer l’extension qu’il fait du concept de dispositif. Heidegger l’est aussi, de façon centrale, avec son texte « La question de la technique » dans lequel Braunstein traduit Gestell, « l’essence de la technique » selon le philosophe allemand, par Le dispositif. Mumford et MacLuhan sont également commentés, mais de façon marginale par rapport à la thèse centrale de l’essai.

[4] Néstor A. Braunstein, Malaise dans la culture technologique. L’inconscient, la technique et le discours capitaliste, Le bord de l’eau, 2014, p.78.

[5] Ibid., p.145.

[6] Ibid., p.155.

[7] Ibid., p.157.

[8] Ibid., p.158.

[9] Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Zones, 2011.

[10] Néstor A. Braunstein, Malaise dans la culture technologique. L’inconscient, la technique et le discours capitaliste, Le bord de l’eau, 2014, p. 59-65.

[11] Néstor A. Braunstein, Malaise dans la culture technologique. L’inconscient, la technique et le discours capitaliste, Le bord de l’eau, 2014, p.64.

[12] Néstor A. Braunstein, Malaise dans la culture technologique. L’inconscient, la technique et le discours capitaliste, Le bord de l’eau, 2014, p.31.

[13]http://www.slate.fr/story/161173/en-chine-des-capteurs-cerebraux-pour-surveiller-les-emotions-des-employes

[14] Néstor A. Braunstein, Malaise dans la culture technologique. L’inconscient, la technique et le discours capitaliste, Le bord de l’eau, 2014, p.109.

[15] « Je reste aussi en contact avec ce que les enfants me disent des objets et des techniques qui comptent pour eux. », in D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Gallimard, 1975, p.6.

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